Le très pédagogue journaliste de France 2, qui participe avec une compétence et une vertu rares à la transmission des mécanismes économiques à la société française, étonne avec son dernier essai, La fin de la mondialisation (Fayard, 2014). Ce texte, très construit et documenté, mais néanmoins clair et accessible, laisse en effet entrevoir une autre facette d’un auteur dont on devinait, sans peur de se tromper, la sensibilité libérale. Le lecteur est invité à analyser dans ce livre la phase de repli durable des flux économiques internationaux comme des aspirations des dirigeants et des citoyens à se projeter dans un monde ouvert.

lengletUn reflux durable des principales activités économiques internationales

Que l’on considère la valeur des actifs financiers, les flux de capitaux internationaux, les investissements directs étrangers ou les fusions et acquisitions, la tendance est la même. Ces indicateurs sont tous orientés, parfois très nettement, à la baisse depuis le début de la crise financière initiée en 2007. Les investissements d’entreprises hors de leurs pays d’origine ont ainsi régressé de 15% en 2012 tandis que les flux de capitaux ont chuté de 60% depuis 2007, une situation sans précédent depuis 1945. La zone Euro est emblématique de ce phénomène de repli et de fragmentation financière.

Les flux commerciaux mondiaux n’augmentent plus que de 2% en 2012 et 2013, un rythme deux fois inférieur à la moyenne de 1992 à 2012

[1]. A rebours des velléités de libéralisation des vingt dernières années, de nombreux pays, du G8 comme du G20 ont, depuis le début de la crise, mis en place des mesures protectionnistes. Le soutien politique au libre-échange faiblit dans différents pays, l’organe de règlement des différends de l’OMC fait face à une recrudescence de contentieux, et le cycle de Doha est bel et bien ensablé. Un processus de «reshoring» de la production se confirme dans l’ensemble des pays développés, particulièrement pour les grandes entreprises[2].

La crise financière mondiale ayant été largement celle d’un excès d’endettement privé, transmis ensuite au stock de dette publique, le « désendettement universel » se poursuit naturellement, tant dans les sphères privées que publiques. Réductions des balances courantes, ajustement des comportements d’épargne, chasse aux inégalités participent de la reconstitution du paysage macroéconomique mondial. L’intérêt national préoccupe davantage les Etats et les politiques, qui rivalisent de démagogie, tandis que les sociétés expriment un besoin de protection nouveau.

 La mondialisation est intrinsèquement porteuse de « trois vices »

 Les signaux pointant vers une « éclipse » de la mondialisation sont donc assez nets. Mais ils invitent surtout à prendre conscience des travers intrinsèques du phénomène qui s’éteint. La mondialisation serait d’abord une « machine à inégalités ». Les faits sont désormais suffisamment établis pour que le lecteur s’en convainque: l’activité économique internationale a creusé la dispersion des revenus au sein des pays, fait disparaître les classes moyennes, et ne serait plus nécessairement porteuse de bénéfices nets pour l’ensemble des citoyens[3].

Une « grande illusion » affecterait également nombre de dirigeants d’entreprises, banquiers ou politiques. L’intensification des liens économiques entre les pays n’empêche pas entre eux les tensions, diminue les moyens de compenser leurs effets pervers (notamment par la perte du taux de change et de la fiscalité), et affecte tant l’autorité des Etats que la vie démocratique. L’analyse de François Lenglet peut parfois être sévère, notamment à l’endroit du capital ou des banquiers centraux, qui seraient nécessairement de mèche, mais son propos sur la crise des Etats-nations dans un monde ouvert est très convaincant.

Enfin, la mondialisation est surtout à l’origine de crises financières permanentes. La libéralisation des flux de capitaux, accompagnée par l’ouverture du commerce et l’idéologie d’institutions internationales, a provoqué des crises si récurrentes (Europe, 1992 ; Mexique, 1995 ; Asie, 1997 ; Russie, 1998 ; Etats-Unis, 2000 et 2007 ; Europe, 2010 ; Inde, Brésil, Turquie en 2013) que le système financier mondial, plus que les erreurs de politiques économiques nationales, doit en être incriminé. Les difficultés d’une régulation financière mondiale, et notamment l’absence de supervision unifiée, rendent son contrôle ardu sans ajustement des fondamentaux économiques.

 Une éclipse de la mondialisation qui n’a rien d’exceptionnel, bien au contraire

A l’aide de quatre exemples historiques, M. Lenglet rassure le lecteur qui, tel un des premiers explorateurs, aurait peur de tomber dans le vide après avoir atteint la limite de l’océan. Lors de « l’âge des épices » (1492-1524), l’abaissement des frontières, la dilution des hiérarchies sociales, l’affaiblissement de la morale et le changement des comportements ont contribué au triomphe de la Réforme, qui ne se ralliera au commerce que plus tard. Avec « l’âge du coton » (1760-1792), le libre-échange pratiqué à la suite de la percée industrielle de la Grande-Bretagne accompagnera une augmentation du niveau de vie, mais sera remis à cause suite aux guerres de la Révolution.

On notera des phénomènes analogues à la fin de « l’âge de fer » (1830-1873) ou de « l’âge d’or » (1896-1914) : malgré les inventions, les investissements internationaux, le développement du commerce et la prospérité, la roue de l’Histoire finit bien par tourner, fut-ce de façon paradoxale ou inattendue. L’épisode actuel de repli aurait néanmoins comme spécificité, selon l’auteur, de coïncider avec le retrait de la vie active d’une génération : celle-ci aurait, au fil des « quatre saisons du libéralisme », scandé les épisodes de libéralisation commerciale ou financière, les étapes de la construction européenne, et des idéologies par trop univoques sans en assumer toujours la responsabilité[4].

 L’auteur en appelle à un protectionnisme « tempéré et moderne »

Ainsi, le livre de François Lenglet invite-t-il à reconsidérer certains dogmes économiques, tel que le sens de la causalité entre croissance et commerce. Bien qu’incertaine, la balance pencherait plus en faveur d’une libéralisation commerciale suivant la croissance ou l’industrialisation, et non l’inverse. De la même façon, le libre-échange n’aurait pas toujours des effets nets positifs pour le pays qui le pratique, et le protectionnisme souffrirait de trois idées reçues en faisant un tabou dans le débat public. Les décrypter sans a priori idéologique est nécessaire avant de proposer un protectionnisme « tempéré et moderne ».

Quelles sont, par exemple, les rentes les plus préférables, entre celles du libre-échange (qui favorise les détenteurs de capital, les individus les mieux formés, les grandes entreprises) ou celles du protectionnisme (entreprises établies, notables, salariés) nous demande M. Lenglet ? Le protectionnisme déclenche-t-il vraiment les crises économiques ? Une relecture de la conduite de la politique économique des années 1930 inviterait au contraire à penser qu’il a partiellement mis un terme à la Grande récession de l’époque dans les pays qui l’ont pratiqué. Enfin, la Chine n’a-t-elle pas bénéficié du protectionnisme dans son développement économique fulgurant ?

Dans cette mondialisation qui ne se serait pas révélée « heureuse », quelques choix politiques seraient donc, selon l’auteur, appropriés. Le plus consensuel serait sans doute de renforcer la protection commerciale à l’encontre de pays émergents qui, tels la Chine, ont une stratégie prédatrice et une ascension trop rapide pour que nous la maintenions à distance technologique. Reconsidérer les bienfaits de l’accord actuellement négocié avec les Etats-Unis serait également salutaire[5]. Favoriser un protectionnisme financier pour « contenir les marées de capital » submergeant les pays qui en sont victimes est aussi convaincant[6], comme avancer, dans plusieurs pays, sur la séparation des banques.

C’est vis à vis de l’Europe que les propositions de François Lenglet suscitent plus de circonspection. Pour participer à la « renationalisation de la finance » qu’il appelle de ses vœux, les pays européens devraient revenir sur la libre circulation du capital en limitant, par exemple, la détention d’obligations souveraines par les banques commerciales. Nous toucherions pourtant à l’une de nos quatre libertés fondamentales à un moment où l’Union des marchés des capitaux peut, de plus, accompagner la fin de la fragmentation financière et diversifier les modes de financement de notre économie. De même, vouloir revenir sur la libre circulation des travailleurs risque d’alimenter un climat politique déjà passablement délétère.

 Une analyse rigoureuse, modérée et constructive

 Le livre de François Lenglet est rigoureux et convaincant. Oui, un reflux à moyen terme de la mondialisation est bien crédible, comme est évident le repli sur le champ national des dirigeants et des citoyens de la majorité des pays du monde. Ce contexte a cela de positif qu’il souligne la nécessité de renouer des pactes sociaux pérennes, de renforcer nos pratiques démocratiques, et de consolider des fondamentaux économiques durables. Cependant, la poursuite prévisible des rapports de force économiques mondiaux invite à retenir l’expression « d’éclipse » plutôt que de « fin » d’un phénomène dans lequel le parachèvement de la construction européenne devrait, au gré de la raison et de valeurs réappropriées, redevenir un projet collectif.

Olivier Marty

[1] Cette croissance faible en volume le serait encore plus en valeur et le taux de croissance « fondamental » du commerce aurait aussi diminué, selon l’OMC.

[2] 37% des entreprises au chiffre d’affaires supérieur à 1 Md de dollars auraient ainsi l’intention de rapatrier une partie de leur production, selon le cabinet BCG. Cette proportion atteindrait 50% des plus grosses entreprises.

[3] Le libre-échange aurait été, selon l’auteur, systématiquement mais indûment préféré au protectionnisme dans la littérature académique ou les instances de décisions. Une analyse historique approfondie montrerait cependant que le protectionnisme est plus fréquent que le libre-échange et que ses gains nets sont souvent supérieurs. Par ailleurs, l’argument consistant à défendre le libre-échange comme étant utile au développement des pays pauvres se heurte aux effets négatifs endurés par ses mêmes pays (inégalités, dégâts environnementaux, sous-administration, etc.).

[4] Ce pan d’analyse traverse en quelque sorte l’ouvrage. La génération libérale arrivée aux commandes lors de l’effondrement de Bretton Woods (1971) aura prôné aux tournants de 1979, 1989 et 1999 des politiques de libéralisation sans les remettre en cause ni avoir avec elle partie réellement liée. Les hauts fonctionnaires ou les universitaires français n’auraient ainsi jamais eu à faire face aux conséquences de leurs choix ou à leurs propos.

[5] Les effets de cette négociation sans précédent seraient très exagérés par la Commission européenne en raison de présupposés idéologiques. Aussi, les deux marchés seraient en réalité plus dissemblables qu’il n’y paraît en terme de tailles ou de niveau des salaires, par exemple.

[6] L’auteur passe néanmoins sous silence le lent « aggiornamento » du Fonds monétaire international (FMI) sur ce sujet. Voir, par exemple, dans le Bulletin 192 de la Banque de France l’article Le FMI et la gestion des flux de capitaux : la longue route vers une approche pragmatique.[/fusion_text]