C’est dans la ligne de son Rapport de 2007 sur la France et la mondialisation qu’Hubert Védrine se concentre, dans son dernier ouvrage sur le « noeud du problème français », le pessimisme. Les Français, rappelle–‐t–‐il, sont plus négatifs sur l’avenir de leur pays que les Afghans ou les Irakiens, ne croient plus en la France et se sentent « mondialisés malgré eux ». Cet état d’esprit est pourtant plus handicapant que les handicaps français eux–‐mêmes et empêche une appréhension collective, confiante et déterminée, des enjeux politiques les plus pressants.

Accepter la situation économique et financière

002771289Ceux–‐ci sont avant tout d’ordre économique et financier. La situation macroéconomique française, analysée régulièrement par les organismes internationaux et européens, ainsi que par les banques et divers instituts, n’est pas satisfaisante, voire franchement médiocre. La croissance est depuis le début de la crise très faible, et son potentiel risque sous l’effet de celle–‐ci de s’éroder ; nos déficits dérapent et font manquer à la France les objectifs qu’elle s’est elle–‐ même assigné ; la dette (95% du PIB en 2013) continue d’augmenter, la compétitivité (prix et hors prix) est en berne et creuse un déficit extérieur désormais abyssal. Nos dépenses publiques (57,1% du PIB en 2013) sont désormais de 8 points supérieures à la moyenne de la zone Euro et de 12 points supérieures à l’Allemagne. Nos dépenses sociales (33% du PIB) dépassent de 8 points la moyenne des pays ayant la monnaie unique en partage. Conséquence directe, les prélèvements obligatoires, élevés et instables (45,3% en 2012), instillent une défiance et constituent un frein à l’activité. Enfin, les prélèvements sociaux dépassent désormais les prélèvements fiscaux, sans combler pour autant les problèmes de financement de la Sécurité sociale. Ce constat place la France dans une situation singulière en Europe, qui met à mal son autorité. Il convient, selon Hubert Védrine, de l’accepter sans céder au déni ou à l’esquive. Le déni, rappelle–‐t–‐il, prend aisément la forme d’un refus du « diktat » des marchés, ou consiste à faire de la France la victime d’un modèle d’austérité universel. Par ailleurs, certains expédients apparents sont selon lui des chimères. Indiquer que « les riches paieront », que l’Allemagne doit d’abord mettre en place un salaire minimum, que l’Euro est trop fort, qu’il existerait « une autre politique », sont autant de facilités invoquées pour ne pas engager des réformes que beaucoup d’autres pays européens ont pourtant fait, sur la durée en Europe du Nord, ou dans l’urgence au Sud. L’esquive consiste à s’en remettre à une évolution internationale ou multilatérale favorable. Or, il n’existe pas de « martingale internationale » qui nous exonérerait de nos efforts. Les Etats–‐Unis repartent en tirant parti d’une compétitivité restaurée grâce au prix de l’énergie, se tournent vers une Asie en plein essor, et ne réduiront pas leur pression concurrentielle sur l’Europe Les grands émergents connaissent certes un ralentissement mais conservent des avantages qu’ils exploiteront sans que leurs exigences sociales et environnementales ne s’affermissent suffisamment rapidement. Les pays européens traversent plus qu’une « crise », ils engagent une « énorme et longue métamorphose » sans pourvoir bâtir, à moyen–‐terme, un système de protection écologique et commercial suffisamment fort.

Mettre en musique une « coalition pour la réforme »

Comment la France peut–‐elle dès lors s’atteler à un véritable changement ? Loin de contribuer aux analyses déclinistes, Hubert Védrine fait une proposition centrale positive, celle d’une « coalition pour la réforme ». Celle–‐ci différerait d’une « union nationale », référence historique trop grave pour être souhaitable, ou d’une « grande coalition » à l’allemande, que le système institutionnel ne permet pas. Si l’action publique doit à l’heure actuelle concilier rigueur et équité, un pan de l’opposition doit bien plutôt être associé aux réformes clés et favoriser, une fois aux responsabilités, une continuité des orientations précédentes, comme l’ont réussi la Suède ou le Royaume–‐Uni. Une collaboration politique de cet ordre devrait d’abord s’exprimer sur le cadre d’exercice des responsabilités, celui d’une économie globale de marché très imparfaite, mais durable dans laquelle ce sont les entreprises, soumises à une compétition mondiale vive, qui créent les richesses. Conforter la légitimité de la démocratie représentative par le non cumul des mandats, un renouvellement du personnel politique, une déontologie accrue des responsables publics, est également souhaitable. S’accorder, enfin, sur le rôle de l’État, et oeuvrer à un consensus sur la réforme d’un Etat–‐providence qui préserverait l’essentiel, la protection contre les accidents de la vie. Hubert Védrine énonce sur cette base préalable quatre domaines–‐clés d’application d’une telle collaboration: –‐ Le système éducatif, qui atteint de plus en plus mal ses objectifs de sélection et de transmission devrait, au gré d’une « révolution des mentalités à l’anglo–‐saxonne », devenir positif et encourageant pour tous les élèves et valoriser la condition enseignante. Il devrait être accompagné d’un enseignement professionnel « efficace, valorisé et attractif, en alternance », ainsi que d’une formation continue adaptée aux besoins réels. –‐ La science, la recherche et l’innovation industrielle, qui ne peuvent plus être bridées par d’hasardeux principes, mais bien contribuer à l’écologisation d’une économie réorientée sur le long terme. Un Vice–‐ Premier ministre conduisant une action « progressive, rationnelle, continue et compréhensible par tous » pourrait être en charge de politiques transversales légitimées par une gouvernance plus réaliste, trans–‐partisane, et donc dépassionnée. –‐ L’immigration, qui devrait faire l’objet d’un débat serein et prospectif, qui ne remette pas en cause le droit d’asile. La France devrait sur ce sujet tenir compte de ses besoins économiques et de ses réalités sociales, culturelles, et électorales en se concertant régulièrement avec ses partenaires de l’espace Schengen, puis avec les Vingt Huit. –‐ La justice, où il est souhaitable de « dépasser les querelles sur les pro–‐ et anti–‐sécuritaires », appliquer les mesures faisant l’objet d’accords : le statut du parquet, la réforme du Conseil de la Magistrature, la réforme de la carte judiciaire, ou la soumission à un nouveau Haut Conseil de la politique pénale composé de magistrats, de parlementaires et d’avocats les circulaires la concernant.

Sauvegarder la maîtrise de l’action publique par les gouvernants

Un apport important de la réflexion d’Hubert Védrine consiste également à proposer une méthode de réforme préservant le contrôle, par le gouvernement, de son action. Au préalable, fixer un cap clair permettant de mobiliser les parties prenantes et d’ancrer les anticipations des acteurs économiques. Définir une stratégie, selon que l’on souhaite effectuer des réformes d’ampleur, structurelles, ou menées progressivement. Établir des concertations régulières avec les partenaires sociaux, neutraliser les oppositions prévisibles, et avoir une pédagogie adaptée. Au fil de cette action, un gouvernement devrait garder l’initiative par rapport aux médias, qui créent, conjointement avec le politique, des oppositions artificielles et une « dramaturgie stérile »1. Cette interaction est facilitée par une volonté partagée de proximité du terrain et par un raccourcissement néfaste des horizons respectifs. Elle alimente un « système auto–‐bloquant » qui désigne, selon Hubert Védrine, le « marécage politico–‐corporatisto–‐judiciaro–‐médiatique » dans lequel s’enlise toute réforme. Réhabiliter la dignité de la fonction politique (et l’éthique de chacune des parties prenantes, serait–‐on tenté d’ajouter) permettrait pourtant d’en sortir.

Revenir à l’essence de la République, clarifier le rapport à l’Europe ?

Autres « dénominateurs communs » souhaités par Hubert Védrine, la République et l’Europe. Sans doute est–‐il souhaitable de « rebâtir un consensus entre Français autour de ce qu’est et n’est pas la République », dont la mention excessive ne semble refléter que son affaiblissement. Un État moderne, « confiant et inspirant confiance », une mission clarifiée de la puissance publique, une réhabilitation du citoyen comme participant actif d’une démocratie vivante, à la condition d’une acceptation de la légitimité du besoin d’ordre et de l’autorité. Oui, « la République doit être respectée en se faisant respecter et en se respectant elle même » ! Hubert Védrine est un des seuls observateurs à établir un lien entre le poids européen de la France et sa capacité effective de réforme2. Il rappelle aussi les progrès européens tangibles envisageables dans un avenir proche (pilotage économique, programmes de grands projets, politiques communes innovantes). Toutefois, son approche semble toujours négliger l’enjeu d’une politique d’influence auprès des institutions et ce qu’une projection européenne plus assumée peut apporter à notre pays. De même, le potentiel réformateur de certaines politiques européennes (la recherche et développement avec Horizon 2020, ou la mise en réseau d‘investisseurs institutionnels) semble négligé. 1 Hubert Védrine est l’une des rares personnalités, avec Jean–‐François Kahn in « L’horreur médiatique » (Plon, 2014) à poser avec franchise le problème du jeu politico–‐médiatique. 2 Un point de vue également défendu par Pascal Lamy in « Quand la France s’éveillera » (Odile Jacob, 2014). Le déclic pour un « réformisme radical » valorisant « l’immense potentiel » français est à portée de la prochaine librairie !

Olivier Marty