A l’occasion de la sortie d’un ouvrage collectif de Diploweb (prévoir lien URL qui se trouve dans le document) sur l’Europe depuis 1989, j’ai répondu le 6 juillet dernier aux questions du blog Eurasia Prospective sur la situation britannique actuelle (Brexit, politique économique du gouvernement Johnson, rapport du Royaume Uni à l’Europe).

Entretien pour Eurasia Prospective

Situation du Royaume Uni

Juillet 2020

Question 1 : 2020 va clore le chapitre ouvert par le Brexit en 2016. Dans quel état se trouve l’opinion britannique aujourd’hui ? 

En un sens, une étape supplémentaire sur le chemin du départ du Royaume Uni de l’Union européenne aura bien été franchie en 2020, puisque la période de transition actuelle, qui maintient quasiment le « statu quo » de l’adhésion (c’est-à-dire le respect plus ou moins total des droits et des devoirs britanniques à l’égard de l’Union, alors même que cet État a formellement quitté cette dernière le 31 janvier dernier) jusqu’à la fin de l’année, ne sera pas prolongée. Une décision inverse aurait pu être prise par le Premier ministre, Boris Johnson, en accord avec l’Union européenne, avant le 1er juillet, mais celui-ci, pour des raisons évidentes de politique intérieure consistant toutes à prouver que son gouvernement se soucie désormais d’autres sujets, a décidé de respecter son engagement initial, par ailleurs retranscrit dans une loi britannique.

L’opinion britannique n’a pas clairement soutenu cette décision : un sondage YouGov datant de début juin montre, au contraire, que deux proportions égales de 41% des sondés étaient favorables à l’une ou l’autre des décisions et que l’écart en faveur d’une extension de la période de transition s’était réduit à mesure que la date limite pour en faire la requête approchait, particulièrement parmi ceux qui avaient voté pour le « Brexit » et au sein de l’électorat conservateur (les deux groupes se regroupant bien entendu nettement) mais aussi chez les partisans du « Remain ». L’opinion britannique semble donc se résigner au « Brexit » et souhaiter « passer à autre chose », sans pour autant, selon ce même sondage, vouloir risquer une sortie sans d’accord. Dans le même temps, une vaste étude de YouGov, montrait que, depuis 2017, une majorité de la population aurait voté contre une sortie de l’UE…

Cela étant dit, la situation actuelle ne signifie en rien que le chapitre du « Brexit » va être clos cette année. En effet, les négociations engagées au mois de mars sur la relation future (les précédentes négociations conclues en octobre 2019 portaient sur l’accord de divorce), et qui sont censées se conclure sur l’ensemble des sujets négociés d’ici à la fin de l’année, patinent.

Des divergences de vues fondamentales entre l’UE et le Royaume Uni ne parviennent pas à se réduire sur plusieurs enjeux :

  • i) l’alignement, par le Royaume Uni, sur le corpus de règles européennes, dans le domaine commercial, de la concurrence, du social ou de l’environnement, parmi d’autres (ce que l’on appelle le « level playing field»). Le gouvernement britannique souhaite pouvoir restaurer sa souveraineté et gagner en compétitivité en divergeant de ces règles, alors que l’UE souhaite éviter toute concurrence déloyale et, en contrepartie, offrir un vaste accès à son marché ;
  • ii) un accord sur la pêche permettant d’assurer la continuité des droits de pêche des pêcheurs britanniques et de ceux des divers pays de l’UE (particulièrement la France, l’Espagne et la Hollande) et l’accès des parties à leurs marchés respectifs. Le Royaume Uni voit dans un accès restreint des pêcheurs européens à ses eaux un symbole de sa souveraineté retrouvée et monnaie cet enjeu chèrement ;
  • iii) les questions de gouvernance de la relation future : l’Union européenne souhaite encadrer la relation future avec le Royaume Uni dans un accord global faisant primer le droit de l’Union européenne et le rôle de la Cour de justice, ce à quoi le Royaume Uni s’oppose pour des motifs de souveraineté, lui préférant une série d’accords sectoriels et une compétence minimale de la Cour de justice de l’UE ;
  • iv) d’autres enjeux, tels que la coopération judiciaire et policière en matière pénale, continuent de poser des difficultés.

Dès lors, le risque d’un « no deal », c’est-à-dire de l’absence d’accord, plane à nouveau : selon cette hypothèse, assez théorique, les relations entre l’UE et le Royaume Uni seraient régies au 1er janvier 2021 par les règles de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), ce qui constituerait un choc économique majeur pour le Royaume Uni bien plus encore que pour l’Union européenne, dans le contexte particulièrement difficile que nous connaissons suite à la pandémie de COVID-19.

Pour autant, je ne crois pas à cette éventualité compte tenu de l’intérêt évident des deux parties à éviter une disruption majeure de leurs relations, non pas seulement dans le champ commercial, mais aussi dans les autres domaines dont il est question (sécurité, défense, politique étrangère, notamment). Ainsi que je l’indiquais dans un entretien à BFM TV en décembre dernier, il est plus raisonnable d’imaginer qu’une solution juridiquement très complexe, parmi une série d’options disponibles recensées par le Professeur de droit européen à Cambridge Catherine Barnard, sera prise d’ici octobre de façon à poser les bases des relations commerciales futures et se donner le temps de s’accorder sur les enjeux en suspens. L’organisation de la relation future prendra sans doute plusieurs années et il est probable que, malgré le souhait de Boris Johnson de réaliser un « hard Brexit », on observe au bout du compte un alignement règlementaire conséquent du Royaume Uni sur les normes européennes.

Question 2 : Boris Johnson souhaite proposer un grand plan de relance de l’économie britannique après la pandémie, en privilégiant l’investissement dans les infrastructures. N’est-ce pas l’inverse de ce qu’on fait les Tories par le passé ?

L’économie britannique fait partie de celles qui, en Europe, sont les plus touchées par la crise actuelle, notamment parce que la durée du confinement du pays a été particulièrement longue (de la fin mars à début juillet). Dans les faits, le pays se voit infliger une double peine : la pandémie y a fait le nombre de morts le plus élevé en Europe (près de 45.000 morts selon le Financial Times) et la chute de l’activité y est terrifiante. Les dernières prévisions du FMI et de l’OCDE indiquent que le pays connaitra, en 2020, une récession de l’ordre de 10-11% en l’absence de « seconde vague », un niveau équivalent à celui de la France ou de l’Italie mais bien supérieur à la moyenne européenne. Ainsi, si la dynamique économique dont hérita le gouvernement Johnson lors de son entrée en fonction (mi-2019) était plutôt correcte, quoiqu’affaiblie, la donne a radicalement changé avec la pandémie.

Cette situation inédite a conduit le gouvernement à mettre en œuvre un plan extraordinaire de sauvegarde de l’activité : au cours du mois de mars, le Trésor a engagé un total de 450 milliards de livres de dépenses publiques (garanties de prêts bancaires, financement du chômage partiel, report de TVA, aides diverses), équivalent à 21% du PIB (!), tandis que la Banque d’Angleterre reprenait sa politique ultra-accommodante en baissant ses taux, en rachetant des obligations d’entreprises et en finançant très directement l’État, comme à ses débuts ! Personne ne doute que la hausse des dépenses publiques et le recours massif à l’emprunt soient nécessaires pour contenir le choc économique ; il y a plutôt un risque de voir les dépenses publiques réduites, et les impôts relevés, trop rapidement dans un avenir proche, bridant ainsi la reprise, tandis que le plan de relance vient tout juste d’être dévoilé.

La politique macroéconomique du gouvernement Johnson est donc, effectivement, radicalement différente de celle de son prédécesseur, David Cameron. Dès son arrivée au pouvoir, en 2010, ce dernier avait coupé drastiquement dans les dépenses publiques, notamment sociales, tout en augmentant marginalement les impôts, afin de rétablir des finances du pays à la suite de la crise financière de 2008. Cette « politique d’austérité » eut bien comme effets positifs de rétablir les comptes publics, de faire revenir, à terme, la croissance, et de contribuer à la réélection de M. Cameron en 2015. Mais elle a également éprouvé durement les plus modestes et ainsi contribué au vote en faveur de la sortie de l’UE. Face au rejet croissant de cette politique dans la population, M. Johnson avait, dès avant la pandémie, décidé de s’en démarquer, comme d’ailleurs Teresa May avant lui.

Plus fondamentalement, il est intéressant de noter que la politique économique du gouvernement actuel se caractérise par un retour marqué de l’État et le souci affiché (mais non encore réellement crédible) de répondre aux préoccupations populaires. Boris Johnson souhaite par exemple relever les prestations sociales et le salaire minimum et réaliser un grand plan d’infrastructures (640 milliards de livres sur 5 ans (!), pour la construction ou la rénovation d’infrastructures de santé, de transport, d’éducation, de télécommunications, ont été promis !). Sa démarche n’est pas qu’opportuniste : il ne s’agit pas uniquement de profiter du très faible niveau des taux d’intérêt ou de répondre aux attentes de l’électorat travailliste qui a voté pour lui dans le Nord de l’Angleterre. M. Johnson semble vouloir colmater les fractures révélées par le vote du « Brexit ». La question est de savoir s’il y parviendra réellement…

Question 3 :  On a souvent décrit la France comme peu à l’aise dans l’Europe d’après 1989, n’y voyant plus « une France en grand » mais un nouveau terrain de jeu incertain. Le malaise n’était-il pas également très profond au Royaume-Uni ?

Il est certain que le peuple britannique ne s’est pas senti à l’aise en Europe, puisqu’il a voté assez nettement (52%) en faveur de la sortie de l’Union européenne lors du référendum du 23 juin 2016 ! On en connait les raisons de fond : rejet de l’immigration intra-européenne, volonté de reconquérir des éléments de souveraineté formelle, souci de renouer avec la culture traditionnelle britannique… On sait toutefois, ainsi que l’ont magistralement analysé Pauline Schnapper et Emmanuelle Avril dans leur livre, « Où va le Royaume Uni ? », que le Brexit n’a fait que révéler des crises préexistantes, plutôt que les créer : la crise de confiance vis-à-vis des élus, la crise sociale, la crise territoriale et de l’union, la crise d’un modèle économique très inégalitaire sont toutes apparues insupportables. De ce point de vue, le « succès » du Brexit ne pourra se juger qu’à l’aune de la résolution effectives de ces fractures.

Fondamentalement, il est étonnant que le Royaume Uni ait fait le choix de quitter l’UE : sur une longue période, la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide ouvraient des perspectives qui auraient pu très bien correspondre à ses valeurs et à ses intérêts : triomphe de la « démocratie libérale » et de l’économie de marché, renforcement du lien transatlantique, élargissement annoncé de l’UE à même de fragiliser l’unité politique du bloc et de démultiplier les opportunités commerciales. Il est donc très nécessaire de comprendre comment, de 1989 à 2016, « de la chute du Mur au Brexit », pour reprendre le titre de ma contribution à l’ouvrage collectif de Diploweb, le Royaume Uni finit par remettre en cause son appartenance à l’Union européenne, au sein de laquelle il avait su se créer un statut tout à fait unique (notamment avec ses « opt outs » à Schengen, la zone euro, le Pacte budgétaire, etc).

L’hypothèse de mon article est qu’il existe, sur longue période, une corrélation négative entre les problèmes internes au Royaume-Uni et son influence en Europe : plus le modèle économique et social britannique, comme ses institutions politiques, étaient remis en cause, plus sa capacité à défendre ses vues et ses intérêts au sein de l’UE était affaiblie. Si cela n’a pas été observé à toutes les époques, et notamment pas, globalement, sous les gouvernements Blair (1997-2007), on a vu qu’il y avait bien là une tendance de fond amenant, in fine, dans le contexte tumultueux de l’après crise de 2008, au départ d’un pays de plus en plus fragile. A mon sens, le retrait britannique signifie donc concomitamment l’usure d’un « modèle » économique et social et d’une pratique du pouvoir et le rejet d’une intégration plus politique dans laquelle le pays estima, au fil des ans, ne plus trouver sa place.

Cette analyse peut paraitre contre-intuitive, car en 2016, l’Union européenne semblait se trouver dans un état qui aurait pu, en apparence, convenir au Royaume-Uni : elle comprenait 28 États membres aux visions et aux intérêts très divergents, demeurait fondamentalement unie par le marché, et sa capacité à relever les grands défis politiques d’intérêt commun (gestion des migrations, de la zone euro, harmonisation fiscale et sociale, politique étrangère, défense et sécurité communes) semblait remise en cause. Toutefois, les crises que traverse l’UE depuis 2008 confirment toutes la nécessité de traiter ces sujets dans la quête d’une plus grande puissance reposant sur la mutualisation des souverainetés nationales. Fondamentalement, on peut penser que la résilience récente de la dynamique politique de l’UE a été comprise, et rejetée, par les Britanniques lors du referendum du « Brexit ».

Olivier Marty enseigne les Questions européennes à SciencesPo

et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm