Pour l’Association des Anciens de SciencesPo, je suis revenu sur la crise économique consécutive à la pandémie et, en particulier, sur les enjeux économiques pour l’Europe.

Publication originale  : https://www.emilemagazine.fr/article/2020/3/30/covid-19-quelle-crise-economique-


Entretien avec Olivier Marty

Enseignant d’économie européenne à SciencesPo et à l’ENS-Ulm

Président du Cercle franco-britannique de SciencesPo Alumni

 

Quelle est la nature de cette crise ?

Il s’agit d’une crise de l’économie réelle mondiale, où s’enchainent des chocs divers[1]: le choc initial d’offre en Chine, provoqué par la pandémie et le confinement de la grande région de Wuhan ; l’effet de ce choc d’offre sur les importations et les exportations de la Chine et la disruption associée des chaines de valeur mondiales ; des chocs de demande, touchant particulièrement certains secteurs (aviation, tourisme, restauration, évènementiel…), amplifiés par d’autres mesures de confinement actées ; enfin, un risque de faillites en chaine d’entreprises voire d’institutions financières.

La crise présente est donc différente de la crise de 2008. Le choc de 2008 trouvait ses origines dans l’éclatement d’une bulle financière associée au marché immobilier américain qui provoqua un « risque systémique », c’est-à-dire une rupture des conditions financières normales, puis une récession mondiale. Aujourd’hui, l’enchainement affecte d’abord l’économie réelle même s’il expose le secteur financier, via les risques de faillites des entreprises notamment. Les deux crises ont toutefois en commun leur caractère plus ou moins soudain et, bien entendu, leur portée globale.

Les chocs d’offre et de demande actuels vont certainement provoquer une récession mondiale et toucher particulièrement les pays exportateurs (Japon, Chine, Allemagne, Corée du Sud, Mexique, etc), ceux dont la dette publique et la situation des entreprises et des banques étaient préalablement fragiles, et ceux ayant mis en place de vastes mesures de confinement. La situation a logiquement nécessité des réponses macroéconomiques prenant d’abord la forme de très grandes dépenses budgétaires discrétionnaires, mais aussi une reprise des politiques monétaires non conventionnelles.

Pouvez-vous décrire ces réponses macroéconomiques ?

L’effet récessif de la crise, accentué par les mesures de confinement d’ordre sanitaire, a généralement conduit les États à garantir la trésorerie des entreprises touchées en reportant le paiement des impôts et cotisations, en garantissant leurs crédits bancaires, et en finançant des dispositifs de chômage partiel. Du côté monétaire, les mesures consistent à assurer la liquidité des banques, de façon à les inciter à prêter, et à soutenir directement le financement des entreprises et des États, qui peuvent respectivement faire face à des risques de liquidité et/ou de solvabilité.

A ce jour, l’incertitude entourant, d’une part, la diffusion et la durée de la pandémie et, d’autre part, l’effectivité de la coordination des politiques macroéconomiques, qui courent en quelque sorte après cette dernière, pèse sur la conjoncture et aggrave le choc initial. C’est ce qui explique la chute et la fébrilité des marchés financiers qui s’inquiètent, par ailleurs, de la vitesse, du degré et des coûts de la remise en cause des processus de production (chaînes de valeur) mondialisés. La situation demeure donc très volatile, notamment en Europe, qui est actuellement la région la plus touchée.

Que révèle plus fondamentalement cette crise ?

Ce qui me frappe est que la crise rappelle la forte exposition des États à des phénomènes mondiaux rendus possibles par leurs propres choix de politiques publiques, quand bien même ceux-ci ont pu être soutenus par le secteur privé et les organisations internationales. La désorganisation des chaînes de valeur résulte des politiques commerciales. Les réactions erratiques des marchés financiers découlent de la libéralisation d’un secteur désormais hypertrophié. Le risque que certains États endurent des crises de dette procède de dépenses publiques non maîtrisées. L’angoisse des sociétés face à l’adversité remémore, quant à elle, que les effets économiques et sociaux procédant de l’ouverture des marchés n’ont pas été résorbés.

La mondialisation débridée, telle qu’on l’a laissé éclore, corrode ainsi naturellement l’autorité de la puissance publique, quand bien même celle-ci doit évidemment (et heureusement !) s’impliquer pour répondre à la crise avec toute la résolution, l’énergie et les moyens nécessaires. Il faudra demain que les États reconstituent, au niveau national et, en ce qui nous concerne, européen, des éléments de souveraineté pour renforcer leur protection et accroitre leur résilience face à ces évènements, sans quoi la distanciation entre les dirigeants et les milieux populaires, la paupérisation sociale, et l’anxiété permanente alimenteront une nouvelle vague de populisme potentiellement mortelle pour la zone euro et l’Union européenne.

Quelles peuvent être les conséquences durables de la crise ?

On peut distinguer deux types de conséquences, l’une interne aux pays et l’autre propre aux dynamiques économiques mondiales.

Au sein des pays, le grand risque consécutif au choc pandémique, particulièrement en Occident, est de voir les inégalités ravivées : celles-ci peuvent découler d’un double mouvement d’opportunités saisies par les intérêts économiques et financiers les plus puissants (on pense notamment au secteur numérique) et de paupérisation durable de personnes touchées par un choc économique dont on ne parviendra vraisemblablement pas à atténuer totalement la portée.

Au plan mondial, les chocs de la pandémie peuvent profondément déstabiliser les pays les plus vulnérables, à la fois en termes de santé publique, mais aussi de croissance et de pauvreté. On se souvient par exemple des effets de la crise de 2008 sur les pays méditerranéens, qui ont connu des révoltes démocratiques heurtées et plusieurs guerres civiles, exposant l’Europe à un afflux de réfugiés ! Aussi, certains grands pays émergents pourraient tirer leur épingle du jeu relativement aux pays avancés.

Quels sont les enjeux économiques de la crise en Europe ?

La crise économique issue de la pandémie touche actuellement l’Europe, qui lui est particulièrement exposée en raison de l’ouverture de ses économies au commerce international, de la vulnérabilité associée de certains secteurs industriels et de services, des mesures de confinement prises, et du coût des mesures budgétaires actées dans un contexte de fragilité des finances publiques de plusieurs États. Ainsi, l’UE comme la zone euro connaitront indubitablement de fortes récessions en 2020. On peut distinguer plusieurs enjeux, relatifs, par ordre d’urgence, à la sauvegarde de l’activité économique, à la stabilité financière et, enfin, au soutien à la reprise économique.

Le premier enjeu concerne la coordination des politiques visant à préserver le tissu économique et ainsi à permettre la reprise ultérieure de l’activité. En zone euro, les facilités de trésorerie et la garantie des crédits bancaires engagent des montants astronomiques, respectivement de 2% et de 12% du PIB (soit près de 1.700 milliards d’euros) ! Au plan monétaire, des facilités de liquidité exceptionnelles, un programme d’achat de dettes privées et publiques, complétées, par ailleurs, par des mesures d’assouplissement des contraintes prudentielles, vont permettre de maintenir le crédit, de refinancer des entreprises et de soutenir les dettes des États. On peut penser que ces premières décisions ont été relativement efficaces pour stabiliser le système économique et financier européen.

Une difficulté majeure, pour l’Europe comme ailleurs, réside toutefois dans le fait que la situation demeure évolutive en dépit des politiques préventives actées : la pandémie peut s’étendre dans le temps et l’espace, les confinements se prolonger, des faillites d’entreprises se produire. Les économies demeurent ainsi exposées à un double risque de destruction durable de leurs capacités de production et de chômage. Cette incertitude implique que les autorités budgétaires et monétaires veillent à conserver un temps d’avance sur les évènements en favorisant, le cas échéant, un renforcement du capital des entreprises, d’éventuelles restructurations de leurs dettes, et leur refinancement via, par exemple, des achats d’actifs risqués (obligations « high yield », actions) par la BCE.

Parallèlement, il est essentiel, pour les États de la zone euro en particulier, d’éviter des tensions sur les dettes souveraines. L’engagement de la BCE à racheter des dettes publiques va bien dans ce sens, mais connait en fait des limites. La perspective d’une mutualisation des dettes (par exemple avec des « coronabonds ») est un véritable enjeu, mais ne parviendra sans doute pas à recueillir l’accord des États du Nord, encore très défiants vis-à-vis des États du Sud demandeurs. La mobilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES), créé lors de la précédente crise, sous une forme réellement solidaire et innovante, resterait donc une option souhaitable. Les négociations engagées sur les modalités d’usage et le périmètre géographique de ce dernier levier sont toutefois très difficiles.

Enfin, lorsque l’économie européenne sortira de sa léthargie, se posera la question des mesures de relance, dont l’ampleur variera en fonction de la profondeur de la récession et des dommages causés au tissu productif. Si, comme on peut le penser, cette relance s’avérera nécessaire, le défi sera double : il faudra à la fois bien calibrer et coordonner des mesures budgétaires nationales puis prévoir un soutien financier des institutions européennes. Or, en raison des profondes divergences des États membres sur les enjeux de politique économique, un enchaînement efficace est loin d’être acquis. A minima, des programmes d’investissement publics et privés favorisant la hausse de la productivité des économies européennes pourraient faire office de compromis entre les différentes parties prenantes.

La crise du coronavirus a-t-elle été bien traitée par l’Europe ?

Dans l’ensemble, oui. Au plan sanitaire, si les institutions européennes n’ont pu faire autre chose que de partager les informations sur les initiatives nationales, c’est parce que les États ne lui ont pas confié de compétence en matière de santé publique. Face à une pandémie, il est d’ailleurs normal que les États soient en première ligne : la santé et la sécurité de leurs citoyens sont en jeu. Aussi, après quelques hésitations et tensions liées à la nécessaire appréhension de la pandémie dans chacun des pays, une entre-aide interétatique s’est mise en place : la France et l’Allemagne ont par exemple, à ce jour, livré à l’Italie plus de masques que la Chine. On peut aussi relever que les acquis de l’intégration européenne (libre circulation des personnes, marché unique) soutiennent cette solidarité.

Au plan économique, les institutions européennes ont d’ores et déjà soutenu, autant qu’elles le pouvaient, les dépenses publiques de soutien aux économies, que ce soit dans le secteur de la santé ou pour garantir la viabilité des entreprises. L’activation d’une clause de flexibilité générale au Pacte de stabilité, le déblocage de fonds structurels non utilisés, ou le relâchement des règles sur les aides d’États pour venir en aide aux entreprises en difficulté, sont autant de faibles leviers que la Commission pût actionner. La BCE, de son côté, s’est à nouveau montrée déterminée à contenir les tensions financières, fût-ce au prix d’une nouvelle fuite en avant monétaire. Enfin, la Banque européenne d’investissement (BEI), l’institution financière de l’UE, fut une fois encore mobilisée à hauteur de 40 milliards d’euros.

Au-delà, il faut comprendre que si une plus grande solidarité financière pan-européenne doit sans doute déjà se penser, tant pour soutenir les dépenses d’urgence actuelles que pour assurer la reprise lors de la sortie de crise, cet enjeu est d’abord entre les mains des États et non tellement des institutions de l’Union. Coordonner des plans de soutien budgétaires, doter le budget de l’UE ou la BEI de davantage de moyens, s’accorder sur un programme d’aide inédit du Mécanisme européen de stabilité, ou créer un fonds financé par emprunt commun sont autant de pistes qui ne dépendent que de leur bonne entente. Or, celle-ci est à nouveau mise à mal, sinon sur le plan sanitaire, du moins sur le plan économique. Les institutions de l’UE ne pourront que faciliter le rapprochement des capitales, non le garantir !

[1] Cet enchainement a été notamment décrit par Jean Peyrelevade.