On peut sans doute reprocher bien des choses à Alain Minc : l’aplomb d’une élite qui « baigne » dans une mondialisation débridée, des raccourcis dans ses raisonnements, un grave manque de probité dans la rédaction de certains ouvrages… Sa voix n’en demeure pas moins utile au débat public en ce qu’elle rend compte d’une certaine réalité des affaires internationales avec une liberté de ton et des préconisations stimulantes. Dans son dernier essai, « Un Français de tant de souches » (Grasset, 2015), il évoque les nombreuses facettes de son parcours pour analyser, puis répondre, aux différents aspects de la crise de l’identité française. Ses développements sur l’Europe sont particulièrement bienvenus et méritent, en raison de leur sincérité et de leur réalisme, qu’on leur fasse écho[1].

Les Européens doivent redécouvrir et défendre la vertu de leur projet

Aspect essentiel de tout le chapitre, M. Minc se pose en « Européen obsessionnel », attaché avec ferveur à la dynamique d’intégration de l’Union. C’est heureux car l’affectivité, l’appropriation et la détermination sont bien des éléments sans lesquels, quoiqu’en disent régulièrement certains haut-fonctionnaires mettant en exergue telle ou telle difficulté technique d’un dossier, le projet européen ne peut progresser. « Mon nationalisme », affirme-t-il, « est européen » ; il a « tous les traits du nationalisme classique : la fierté, les partis pris, les raccourcis injustes, le sentiment que l’Europe représente un modèle inégalé et sous-estimé, le désir de la voir découvrir sa grandeur, sa supériorité, sa réussite ». Cet état d’esprit pousse logiquement l’auteur à illustrer l’exceptionnel acquis de notre continent.

L’Europe est, en premier lieu, l’espace le plus libre et le plus démocratique au monde[2]. Selon M. Minc, cet atout résulte de la mutation américaine et de l’alchimie européenne. D’un côté, les Etats-Unis sont « de plus en plus un pays-monde, un syncrétisme de la planète entière, de sorte que leurs valeurs, leur vision de l’univers extérieur, leurs comportements s’éloignent du modèle occidental traditionnel ». De l’autre, l’Europe est « une mécanique faite de règles de droit et de jurisprudence, d’alignement sur la norme la plus libérale (dans) l’espace le plus respectueux des individus et le plus tolérant ». Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer une diversité d’indicateurs (les atteintes à « l’habeas corpus », la peine de mort, la liberté des mœurs, la place de la religion ou du social) qui rappellent tous notre grande civilité[3].

Les Européens doivent transformer cette réalité en fierté, et s’affirmer comme un exemple pour le reste du monde qui nous regarde, c’est très juste, trop souvent comme « une terre de liberté, de bien être, de mollesse, sans avenir ni destin ». Ils peuvent aussi être fiers de leurs succès institutionnels et économiques. Malgré tous leurs défauts, les institutions européennes fonctionnent, notamment dans l’urgence (pensons aux différents épisodes de gestion de la crise grecque et aux avancées de la période…), et le font mieux que celles de Washington[4]. Enfin, les Européens ont initié des chantiers politiques exemplaires (l’Euro, l’espace Schengen) poutres-maîtresses du modèle d’intégration régionale le plus abouti au monde abritant, en outre, une économie sociale de marché équilibrée.

La France devrait reconnaitre sa très nette singularité en Europe

Si l’opinion française ne remet pas en cause le sens de l’intégration communautaire et son attachement à la monnaie unique, on a peine à trouver un dirigeant politique authentiquement européen, indique M. Minc[5]. Depuis Jacques Delors et, dans une moindre mesure, François Mitterrand, aucun Français d’envergure n’aurait défendu une vraie vision pour l’intégration du continent ou ne serait parvenu à dépasser des analyses méritantes[6]. Plus juste et plus grave encore, si l’on se tourne vers l’avenir, la plupart des jeunes ambitieux de droite et de gauche de la vie politique française actuelle brident leur « prurit » européen dans les rares cas où ils en ont un par peur de rétorsion de l’opinion. « Ils ne s’expriment que sur les travers de l’Union, jamais sur ses mérites ».

Ceci empêche souvent toute reconnaissance de la singularité et de « l’alanguissement » français au sein de la famille européenne. Vis à vis de l’Allemagne, au premier chef, que l’on regarde encore avec trop de méfiance voire d’hostilité et de laquelle nous peinons à nous rapprocher au plan économique[7]. Vis à vis des pays du Sud, quand la France, soucieuse de coller au groupe des pays du Nord, « n’affirme pas son rôle de chef de file du camp latin », pour se retrouver finalement entre deux eaux. A l’endroit des petits États membres, souvent ignorés ou méprisés alors qu’ils sont importants dans la mécanique institutionnelle. A l’égard, enfin, des institutions et de l’ensemble de l’écosystème bruxellois, regardés avec méfiance dans une posture défensive, sans leviers d’influence dûment maitrisés en mains.

En fait, rappelle Alain Minc, la France a « renoncé au pouvoir des idées ». Elle ne parvient plus, depuis l’épisode de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, à « avoir une intelligence institutionnelle, une ambition stratégique, et une imagination politique ». Le propos est sévère alors que des responsables français, tels Pierre Moscovici ou Emmanuel Macron[8], ont bien exprimé, avec détermination et habileté, de vraies conceptions. Mais il pointe du doigt notre ambiguïté : notre pays ne veut plus se projeter en Europe tout en vivant et critiquant ses politiques tous les jours. Partant, il ne parvient pas à distinguer qu’un projet de long terme dont il a besoin est tout disponible : il s’agit de consolider « l’espace constitué de la zone Euro et de Schengen et de l’articuler au mieux à l’Europe des vingt huit ».

Attendre et espérer une France à nouveau motrice du projet européen

La France doit donc reprendre à son compte la phrase du général de Gaulle : « L’Europe est le levier d’Archimède de la France ». Tout en la mettant à jour : l’Europe rêvée par l’ancien président n’était autre qu’une « France en grand, une projection de nous mêmes dans laquelle les autres acceptaient de se glisser poliment, les Allemands par culpabilité historique, les Italiens par absence de surmoi politique, les autres par modestie ». Aujourd’hui, dès lors que l’on réaffirme que l’intégration européenne ne remet pas en cause l’identité française mais au contraire la magnifie, et que le « patriotisme » consiste « à faire de la France l’accoucheuse de l’Europe », le levier d’Archimède est tout autre, rappelle M. Minc avec justesse :

  • il suppose d’abord une économie suffisamment rétablie pour que l’écart avec l’Allemagne se réduise jusqu’à l’inversion des courbes démographiques. Ce point de départ apparaît bien comme la clé du rapprochement franco-allemand, lui même nécessaire au portage d’un nouveau projet politique ambitieux[9];
  • il exige de se doter des moyens militaires et diplomatiques pour mimer les grands : selon M. Minc, l’intention est unanimement partagée et n’attend que des moyens plus conséquents. L’ambition est juste mais on peut douter de la pertinence du propos car nos partenaires se sont encore récemment montrés réticents à participer à nos opérations extérieures où à déduire nos dépenses militaires de Maastricht ;
  • il requiert de comprendre « les nouvelles règles de l’échiquier européen et de s’y adapter : découvrir les mille et uns visages de l’influence, les multiples styles de compromis, les exigences de la négociation permanente, l’ascendant de l’empirisme sur les vieux principes cartésiens». Il est rare que l’on mette l’accent sur ces éléments si peu compris: l’image de la France, la santé de sa vie démocratique, sa force de persuasion, la capacité de ses acteurs à s’unir sont bien essentiels ;
  • il nécessite de « rendre ses lettres de noblesse à l’imagination et au rêve institutionnels » et se nourrit de l’énergie d’hommes d’État et de responsables publics susceptibles de proclamer, au grand dam des populistes : « l’Europe est notre avenir, la France peut choisir d’y jouer un rôle cardinal, ou de n’y être qu’un passager clandestin ou silencieux». Très certainement, la vision, la détermination et l’éthique politiques demeurent irremplaçables.

Un plaidoyer pour l’Europe comme on n’ose plus en faire

Les débats sur les personnes ne doivent ni être indécents ni empêcher la transmission et le débat d’idées, qui est notre propos. Le dernier essai d’Alain Minc traite d’un sujet important ; il est riche et positif. Son chapitre consacré à l’Europe recèle d’une ferveur et d’un espoir que l’on ne trouve plus aujourd’hui que chez les Européens de cœur ou de naissance. Cette identité, car c’en est bien une, est insuffisante mais essentielle pour surmonter les obstacles divers qui se dressent sur la voie de l’intégration européenne[10]. Tout en ayant conscience de la nature exacte des ressentiments populaires à l’égard de la construction communautaire, il est important de réveiller les consciences pour convaincre de la pertinence d’un projet porteur de rêves et seul à même de répondre aux défis de long terme actuels[11].

Olivier Marty, le 1er novembre 2015

Fondateur, OM Conseil – www.oliviermarty.com

 


 

[1] La présente synthèse ne cherche donc pas à porter un jugement sur un homme mais bien à traiter des points de vue énoncés dans le chapitre VI de l’ouvrage, « La France d’un Européen obsessionnel », pp. 122-145.

[2] On retrouve ici l’argumentaire d’un précédent ouvrage d’Alain Minc louant les vertus de l’Europe, « Un petit coin de paradis », Grasset 2014.

[3] On ne dira pas assez combien ce premier argumentaire (pp.123-127) est utile à l’heure où les opinions européennes semblent à nouveau fascinées par les Etats-Unis. L’Europe, c’est d’abord une terre de libertés et de droits que le cheminement historique nous a fait mûrir et contrôler et qui nous a permis d’aboutir à un mode de vie au confort sans nul autre pareil.

[4] L’Europe a en effet fait des pas importants, voir de géant, au cours de la crise initiée en 2008 : citons par exemple les progrès en matière de gouvernance économique, l’Union bancaire, les mécanismes de résolution de crises, la régulation financière. De même, il est vrai que, dans l’urgence, la mécanique européenne a bien fonctionné alors que les institutions américaines se sont trouvées plusieurs fois bloquées (crise du « shutdown », rejet initial du plan « TARP », etc).

[5] Dans les sondages d’opinion, les Français expriment en effet un scepticisme sur le fonctionnement des institutions et les dirigeants européens plutôt que sur l’utilité du projet et la nécessaire poursuite de l’intégration.

[6] On rappelle dans ces pages que Jacques Chirac est devenu (sur le tard) un « Européen de raison », que Lionel Jospin « pensait l’Europe plus qu’il ne la vivait », que Nicolas Sarkozy a bien géré la crise financière et la présidence française, mais qu’il était « mal à l’aise avec tout projet fédéral » et que François Hollande a été bien maladroit au début de son mandat avant de devenir plus raisonnable. Alain Minc loue à juste titre l’œuvre de Jean-Claude Trichet, mais sans rendre hommage à tous les autres bâtisseurs de l’Euro, ni exprimer une reconnaissance des mérites d’autres figures, telles Valéry Giscard d’Estaing, Michel Barnier, Jacques Barrot, Pascal Lamy, Michel Rocard, Jean Arthuis, Jacques Attali, Sylvie Goulard, Dominique Strauss-Kahn ou François Villeroy de Galhau qui ont œuvré inlassablement ou exprimé des vues affirmées pour l’Europe.

[7] Alain Minc note pertinemment que la relation franco-allemande se joue sur trois tables : l’économique, où la France a un retard qui n’est pas irréversible ; la stratégique, où elle est dominante en raison de son siège aux Nations Unies, de sa force nucléaire, et de ses velléités de puissance ; et l’institutionnelle en Europe, où les deux pays font désormais jeu égal.

[8] Emmanuel Macron a en effet compris que le rétablissement de la crédibilité française passait d’abord par le sérieux économique, engagé un partenariat constructif avec l’Allemagne, et véhiculé des idées de fond, par exemple sur la zone Euro, avec habileté. De même, Pierre Moscovici demeure un infatigable défenseur de l’idée européenne et est désormais pleinement en mesure de défendre des projets structurants de long terme.

[9] Ce point de vue, de même que la nécessité d’avancer sur des coopérations concrètes plutôt que sur de grands projets aux titres trop ambitieux (« Airbus de l’énergie », « Europe sociale », etc) est défendu par Olivier Marty dans une tribune publiée dans Les Échos en mai 2015 : « Retissons le lien franco-allemand », disponible sur : http://www.oliviermarty.com/retissons-le-lien-franco-allemand/

[10] Ces personnalités se rejoignent souvent par leur modération politique, leurs fortes expériences internationales, leurs histoires familiales. Certaines se sont récemment exprimées, comme MM. Pascal Lamy (« Quand la France s’éveillera », Odile Jacob), Laurent Cohen-Tanugi (« What‘s wrong with France ? », Grasset) ou François Villeroy de Galhau (« L’espérance d’un Européen », Odile Jacob).

[11] L’Europe doit en effet à nouveau apparaitre comme le projet de long terme de la France et le vecteur de sa projection dans la mondialisation. Voir à ce sujet la tribune publiée par Olivier Marty dans Les Échos en octobre 2015, « Reconstruire un projet civique pour la France », disponible sur : http://www.oliviermarty.com/reconstruire-un-projet-civique-pour-la-france/